Quelques faïences vinaires en Bourgogne

Interview de Jean Rosen, directeur de recherche émérite CNRS, UMR 6298 ARTeHIS, Université de Bourgogne, spécialiste de la faïence française.

 

Quand apparaît la faïence en Bourgogne ?

Dès la fin du Moyen-Âge, à la cour des ducs Valois, mais elle ne prend véritablement son essor qu’avec les premiers faïenciers Italiens installés en 1585 à Nevers, ville qui deviendra le plus grand centre français du XVIIe siècle. Une activité importante existera jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, puis sera relancée quelques décennies plus tard, et elle persiste encore aujourd’hui.

 

Qu’appelle-t-on faïence vinaire ?

Ce sont d’une part, des « formes en faïence » liées au vin, quel que soit leur décor, c’est-à-dire des récipients à contenir, à présenter, à boire. D’autre part, des pièces aux usages divers mais dont l'iconographie évoque le vin, la vigne, les activités et métiers qui leur sont liés, ainsi que la consommation du vin et tous les aspects de sociabilité qui s'y rattachent. Certaines pièces, bien entendu peuvent appartenir aux deux ensembles.

 

Peut-on suivre, de la fin de la Renaissance jusqu'à l'avènement de la société industrielle, la manière dont le vin a été perçu et consommé en « lisant » les faïences vinaires ?

Absolument. Aux XVIe et XVIIe siècles, la faïence est encore un produit de luxe réservé à la seule consommation aristocratique. Les principales formes liées au service du vin sont de grandes vasques-rafraîchissoir ovales. Sur piédouche, ornées de mufles de lion, elles sont souvent décorées de scènes savantes, issues de la Bible et de la mythologie, comme les Métamorphoses d'Ovide et, plus rarement, de scènes bachiques (fig. 1). On y met à rafraîchir des bouteilles à vin également en faïence, décorées de même, qui ont le plus souvent la forme de gourdes à panse aplatie terminées par un goulot marqué, et dont l'épaulement porte des mascarons en forme de tête de bouc (fig. 2).

 

Autre forme, le "pot trompeur" ou "pichet à surprise". Il est fabriqué dès le début du XVIIe siècle (fig. 3), et son succès perdurera jusqu'au milieu du XIXe.

Vers la fin du XVIIe siècle, au fur et à mesure que la faïence se répand dans les classes les plus aisées, semble se développer une typologie plus spécifiquement "vinaire". Parallèlement à la célébration de Bacchus (fig. 4), on voit ainsi apparaître de nouveaux récipients liés à l'usage individuel du vin, en dehors du contexte des repas.

 

 

Les goûte-vin, à qui jusque-là suffisait leur forme particulière, en "tasse" ou en sabot (fig. 5a et b), portent alors des décors plus personnalisés, avec des prénoms ou des patronymes (fig. 6, vers 1680), tout comme les gourdes (fig 7, 1688) et les bouteilles (fig. 8, 1702).

 

 

Bien souvent, ces récipients ont un caractère que l'on pourrait qualifier de « libatoire » : aux ABoire (fig. 9), A Toy (fig. 10), verse (fig. 11) qui apparaissent vers les années 1680 succèdent, pendant tout le XVIIIe siècle, l'injonction plus directe Boy (fig. 12), voire un simple B qui suffit à l'évoquer (fig. 13a et b).

Les plus anciennes pièces décorées des métiers de la vigne et du vin apparaissent dès le début du XVIIIe siècle. Une bouteille de cette époque montre ainsi un vigneron au travail, vendangeant un cep à l'aide d'une serpette (fig. 14).


Ces inscriptions peuvent être plus « bavardes » ?

Dès les années 1730, puis tout au long du XVIIIe siècle, alors que la production et la consommation du vin deviennent de plus en plus bourgeoises, on constate la banalisation progressive d'une savoureuse iconographie constituée aussi bien d'inscriptions que d'images.

Une gourde datable des premières décennies du siècle suivant proclame ainsi W vive bacchus / vive son jus (fig. 15). Une autre, décorée sur une face de Saint Laurent et datée 1736, figure un couplet : Souvent dans les festins / je suis la plus chésrie / les mes les plus exquis / sans moy font peu danvie / je donne de lesprit / fait paraitre grand / séluy que lon croy / Petit / 1732 (fig. 16).

 

 

 

Ce genre de décor à couplet a connu une telle vogue vers le milieu du XVIIIe siècle qu'on en a illustré toute une série d'assiettes numérotées dont les inscriptions évoquent le vin à différents âges de la vie.

Sur l'une d'entre elles, on lit cette inscription désarmante : 6 / quoy que je sois petite fille / le bon vin me plaît deja bien / plus j'en bois plus je babille / voyla (fig. 17).

 

L'évolution des manières de table et de la gastronomie sous la Régence et tout au long du XVIIIe siècle s'accompagne de l'apparition sur les tables aristocratiques et bourgeoises de formes nouvelles liées au service du vin au cours des repas, richement colorées et décorées à partir des années 1760 selon le nouveau procédé du « réverbère ».

Ainsi, le « seau à verre », selon le terme mentionné dans les inventaires, possède une encoche maintenant le pied du verre retourné en train de rafraîchir (fig. 18), et l’on fabrique même des plaques-étiquettes de tonneau et de bouteille, ce qui permet de constater qu’à cette époque, on appréciait fort non seulement le vin de Champagne non mousseux et le vin de Tonnerre, mais également — et la chose est beaucoup moins connue —, l’échezeaux blanc (fig. 19).

Il y a des pièces très particulières, ce sont les bouteilles d’atelier ?

Les faïenciers ont toujours eu la réputation d'être de solides buveurs, et la chaleur du four n’explique pas tout.

Les bouteilles d'atelier revêtent une importance toute particulière, dans la mesure où, chacun des ouvriers y buvant tour à tour, elles symbolisent à la fois l'âpreté du travail de la faïence, la consommation de vin par les faïenciers eux-mêmes, la camaraderie entre les ouvriers, et l'esprit de confraternité qui règne dans la corporation. Cette bouteille, le plus souvent de grande taille, porte en général les noms des ouvriers de l'atelier, ainsi que l'année et la date précise de sa fabrication.

La plus spectaculaire d'entre elles est un chef d'œuvre réalisé par les ouvriers de l'atelier d'Antoine Montagnon à Nevers, afin d’anticiper le succès escompté des produits de la manufacture à l'exposition de 1889.

La mise en place reprend la typologie de la scène de buveurs traditionnelle mais, dans l'atelier, l'ambiance évoque nettement la joie et la fraternité, sans excès. Le décor insiste de surcroît sur le rôle symbolique de la bouteille d'atelier, trônant elle-même au milieu de la tablée, où elle est astucieusement mise en abîme (fig. 20).

Jean Rosen a publié de très nombreux ouvrages sur la faïence, et notamment La faïence de Nevers (1585-1900), (2 volumes, 4 tomes, éd. Faton, Dijon, 2009-2011).

 

Légendes des figures (tous clichés © J. Rosen, sauf mention contraire) :

fig. 1 : vasque-rafraîchissoir, décor polychrome, L. 81 cm, scène mythologique (Argus et Mercure) au fond du bassin, et scènes de chasse sur les parois, Nevers, circa 1660-1680 ; coll. G. Montagnon, Nevers. Parmi quelques autres modèles comparables, on retiendra la vasque de l'anc. coll. Damiron et Banmeyer (Répertoire de la faïence française, 1935, pl. 16 A), représentant l'ivresse de Bacchus et des scènes marines sur "fond ondé" (L. 72 cm ; vente Ader/Picard/Tajan, Paris, 20/10/1990).
fig. 2 : bouteille à vin, décor polychrome, Bacchus, h. 34 cm, Nevers, 2e moitié du XVIIe siècle ; Paris, Hôtel Drouot, vente Tonnelier, 17/06/1938, n° 60, repr. pl. VII).
fig. 3 : pot trompeur, ou « pichet à surprise », émaillé vert à taches manganèse, h. 16 cm, Nevers, début du XVIIe siècle ; coll. part.
fig. 4 : bouteille à vin, h. 35 cm, décor polychrome, Bacchus, Nevers, fin du XVIIe siècle ; coll. part.
fig. 5a : goûte-vin, décor a compendiario, Nevers, milieu du XVIIe siècle, fouilles de la Chambre des Comptes, Viladevall, 1982 ; Nevers, dépôt archéologique.
fig. 5b : goûte-vin en forme de sabot, insc. Boy, l. 18 cm, Nevers, début du XVIIIe siècle, coll. part.
fig. 6 : goûte-vin, décors sommaires à prénoms en camaïeu bleu, Nevers, vers 1680, rebut de fabrication, fouilles de la tour Goguin, Nevers (J. Rosen, 1985-1988) ; Nevers, dépôt archéologique.
fig. 7 : gourde à passants, décor "chinois" en camaïeu bleu, inscription W Charles Gallot, datée 1688 sous le pied, h. 16 cm, Nevers ; Musée de Clamecy, inv. CF 381.
fig. 8 : bouteille, décor en camaïeu bleu, musiciens et St Louis, inscription Louis Garnie 1702, h. 26 cm ; Nevers, Musée municipal, inv. NF 357.
fig. 9 : gourde-bouteille, décor en camaïeu bleu, insc. ABoire, h. 21 cm, Nevers, fin du XVIIe siècle, hospice de Moutiers-St-Jean.
fig. 10 : coupe à deux anses, décor sommaire en bleu, inscription Atoy, Nevers, vers 1680, fouilles de la tour Goguin, Nevers (J. Rosen, 1985-1988) ; Nevers, dépôt archéologique.
fig. 11 : coupe à deux anses, décor sommaire en bleu, inscription (Ve)rse, Nevers, vers 1680, fouilles de la tour Goguin, Nevers (J. Rosen, 1985-1988) ; Nevers, dépôt archéologique.
fig. 12 : bouteille, décor sommaire en camaïeu bleu, inscription Boy, Nevers, vers 1750 ; Musée de Semur-en-Auxois (© Musée de Semur-en-Auxois, photo Pascal Tournier, Photexpress).
fig. 13a : bouteille à vin, décor sommaire en camaïeu bleu, inscription B, h. 18,5 cm, Nevers, milieu du XVIIIe siècle ; coll. part.
fig. 13b : coupe à deux anses, décor sommaire en camaïeu bleu, inscription B, l. 18 cm, Nevers, milieu du XVIIIe siècle ; coll. part.
fig. 14 : bouteille, décor en camaïeu bleu, vigneron au travail, h. 28 cm, Nevers, début du XVIII e siècle ; Lyon, Musée des Arts décoratifs, inv. n° 2044.
fig. 15 : gourde à 4 passants, décor en camaïeu bleu, inscription W vive bacchus/ vive son jus, h. 16,5 cm, Nevers, début du XVIIIe siècle ; Dijon, Musée des Beaux-Arts, coll. Granville, n° 188. V. également deux gourdes : l'une avec l'inscription W Baccus, et l'autre Moy Liury/ j'etreine la bouteille de/ bon vin et je vous prie/ mon amy cadet de ny/ point métre de/ mauvais vin/ 1731, respectivement h. 16 et 31,5 cm ; Nevers, Musée municipal, inv. F. 280 et F. 332.
fig. 16 : gourde à passants, décor en camaïeu bleu, inscription Souvent dans les festins/ je suis la plus chésrie/ les mes les plus exquis/ sans moy font peu danvie/ je donne de lesprit/ fait paraitre grand/ séluy que lon croy/ Petit/ 1732, h. 16,5 cm, Nevers ; Musée de Clamecy, inv. CF 342.
fig. 17 : assiette à 6 accolades, décor en camaïeu bleu, inscription 6/ quoy que je sois petite fille/ le bon vin me plaît deja bien/ plus j'en bois plus je babille/ voyla, Ø 22 cm, Nevers, vers 1750 ; coll. part.
fig. 18 : rafraîchissoir à verre à bord lobé, décor floral polychrome de réverbère, h. 10,8 cm, Meillonnas, vers 1765 ; Dijon, Musée des Beaux-Arts, inv. 2742.
fig. 19 : plaques-étiquettes de tonneau et de bouteille, décor de réverbère, insc. V. de Champagne/ non mousseux, V. des Echezeaux/ Blanc, Tonnerre, Vosne, L. 15 x l. 10 cm ; étiquettes de bouteille : L. 6,5 x l. 4 cm, Aprey, vers 1775 ; Musée de Langres, inv. R. 100, 106 ; 114, 101, 116.
fig. 20 : bouteille d'atelier, décor en camaïeu bleu, inscriptions Dis-donc, Victor, si le patron avait la Croix à l'exposition, je pense qu'il la remplirait de bon vin/ J'y compte bien ; A la santé du Patron/ A son succès à l'exposition/ Offert par ses Artistes et ses Ouvriers à Monsieur A. Montagnon, Maître Fayencier, Restaurateur de la Fayence à Nevers - 23 Avril 1889, h. 80 cm, Nevers, A. Montagnon, 1889 ; coll. manufacture Montagnon, Nevers.

Article du 22-07-2014
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