A lire la littérature œnologique, un vignoble se raconte par ses appellations, ses vins, ses terroirs, ses cépages, son climat, ses géologies. S’y ajoutent des chiffres : de superficie, d’effectifs vignerons, de production – et aussi quelques dates qui inscrivent le vignoble dans l’histoire.
C’est bien. C’est beaucoup. Mais plusieurs questions viennent à l’esprit. N’est-ce que cela un vignoble ? Quelles clientèles s’intéressent spontanément à ces informations ? Est-ce qu’elles permettent de comprendre le vignoble ? Sont-elles suffisamment parlantes quant à l’originalité du vignoble ?
Différencier ? Rendre visible ? Rendre compréhensible ? C’est le rôle du marketing, dit-on. Et on produit quelques phrases bien senties (par exemple, des « vignes radieuses, gorgées de soleil, dans un paysage à couper le souffle où flotte un air de vacances »). Et surtout une incontournable baseline – sorte de slogan permanent. Les exemples viennent de haut et s’imposent grâce à des budgets considérables (Just do it, Parce que je le vaux bien, Nous, c’est le goût). Ces baselines sont interchangeables, bien loin d’exprimer une personnalité authentique de l'appellation ou du vignoble. Comment reconnaître saumur-champigny derrière « Les vins ouverts d’esprit » ? Faugères comme les « Grands vins par nature » et les Vins de Provence sous « Le goût du style » ? Bandol grâce à « Un secret à partager » et cassis dans « AOC depuis 1936 » ? L’Etoile (Jura) avec « Une appellation céleste pour des vins d'exception » et bourgueil dans « Grands vins de Loire » ?
Alors, comment un vignoble peut-il créer une marque différenciante ? Qu’est-ce qui le distingue vraiment d’un autre ?
Le vignoble, être géographique
Un vignoble, c'est bien plus que ses vins. Chaque vignoble est un « être géographique », une expression que le géographe Paul Vidal de La Blache appliquait à la France ; chaque vignoble est « une personne », un mot que Michelet utilisait là aussi pour la France.
De quoi est faite cette personnalité ? Ce génie particulier de chaque vignoble qui semble traverser les siècles, faire preuve d’une persévérance particulière, d’une stratégie inconsciente. Et sait parfois disparaître pour reparaître.
Elle est faite d’abord de sa situation géographique. Un vignoble est fondamentalement différent d’un autre vignoble parce qu’il n’est pas au même endroit. Ce truisme nourrit l’originalité fondamentale de chaque coin de la planète, de chaque lopin de terre, de chaque parcelle de vigne. Ce poids de la géographie dans la détermination de la personnalité d’un vignoble est reconnue par les historiens comme Roger Dion ; la manière dont la géographie « fabrique » un être géographique est d’ailleurs démontrée à l’échelle mondiale par les spécialistes de la géopolitique (lire par exemple l’ouvrage au titre éloquent Prisoners of Geography, publié en 2015 par Tim Marshall).
Nous avons oublié ce poids de la géographie. Pour commencer, il nous faut retrouver et relire les cartes de géographie. Il nous faut retrouver la physionomie, la géographie fondamentale du vignoble sous les couches de la modernité (comme l’urbanisation) et les voies récentes de communication (autoroutes, périphériques urbains, ponts…). La personnalité du vignoble tient à ses relations anciennes avec ses marchés proches et ses accès aux marchés lointains (par routes, fleuves ou mer), avec ses ressources (particulièrement importantes pour les vignobles des piémonts). En outre, la définition du terroir par l’UNESCO est ouverte : elle peut largement accueillir et offrir à notre étude et à notre compréhension parmi les facteurs de la personnalité du vignoble, ses liens uniques avec sa géographie physique et humaine, qu’elle soit minérale, végétale, paysagère, fermière, alimentaire, linguistique, religieuse…
Le vignoble, dynamique géo-historique
La personnalité d’un vignoble tient aussi à son histoire. Aux facteurs généraux que chaque vignoble sait évoquer : les Romains, les évêques et les monastères, le phylloxéra, le chemin de fer. A d’autres événements dont nous méconnaissons ou oublions l’importance : l’apparition de la distillation, l’hiver glacial de 1709, la vente des biens nationaux, le gel de 1956, le retour des vignerons pieds-noirs. Mais, il faut aller plus loin que les généralités et rechercher les facteurs historiques particuliers, innombrables. Ici, le phylloxéra est arrivé tard, au moment où le greffage du vignoble se généralisait. Là, les vignerons étaient aussi pêcheurs ou carriers. Ici, la création du canal du Midi a été décisive ; là, ce fut le commerce du sel à partir de Salins-les-Bains. Ici la disparition d’activités traditionnelles a orienté les ressources humaines vers la viticulture ; là, la proximité d’un port et d’un sol adéquat a développé la production d’amphores. Ici, la pression immobilière a failli chasser les vignes ; là, on a résolu dès le Moyen Âge la question de la fumure des vignes…
La dynamique géohistorique d’un vignoble est faite de stratégies et de pouvoirs économiques, d’investissements et d’arbitrages entre cultures agricoles ; elle s’enrichit de ressources et d’énergies vernaculaires et s’est construite avec toute une économie locale autour de la vigne. Cette notion de dynamique géohistorique est, elle aussi, fondamentale : la viticulture a été une succession de modernités et d’adaptations, et possède dans ses gênes une propension viscérale pour l’innovation.
Les patrimoines œnoculturels, héritage pour l’avenir
Bien sûr cette dynamique géo-historique a généré pour tous les vignobles – même le moindre d’entre eux - des traditions, des savoir-faire, des richesses œnoculturelles considérables et propres à leurs lieux. On apprend aujourd’hui à mieux les connaître et à valoriser – par le storytelling - cette « culture générale » des vignobles. On pourrait dresser un inventaire des monuments culturels du vignoble français. On découvre que, bien loin de relever d’un folklore (notion décriée), les patrimoines de la vigne et du vin, matériels et immatériels, constituent des motifs de fierté locale, des ressources de narration et d’expérientiel œnotouristiques. Ils sont aussi un enseignement concret et véritable pour l’avenir : économie locale, circuit court, respect de la nature, biodiversité… On peut aussi considérer cette valorisation des patrimoines œnoculturels comme un devoir moral : « Nous devons compte du passé à l’avenir » écrivait Hugo en 1832 (Les démolisseurs du patrimoine).
Faire comprendre le vignoble
Ce n’est donc que par l’effet d’une bien singulière cécité que nous ne voyons plus combien nos territoires de vignobles ont profondément des personnalités bien différentes. Fait grave au moment où les marqueurs de terroir, de territoire, d’appellation, de géographie sont reconnus comme capitaux uniques, les vignobles ne produisent guère de représentations de leurs personnalités. Ce sont des êtres géographiques insuffisamment racontés. Et mal racontés : le but n’est pas d’apprendre « des choses » aux visiteurs mais de leur faire comprendre la personnalité et les patrimoines uniques du vignoble. Considérons telle page internet ou telle documentation relatives à un vignoble, comme nous le voyions en introduction. On nous dit où est le vignoble. Mais nous fait-on comprendre pourquoi il est là ? Pourquoi il est encore là ? Nous raconte-t-on qui il est, combien il est différent ?
Extension du domaine de l’œnotourisme
Aujourd’hui que les œnotouristes sont de plus en plus nombreux, il est possible, notamment au cœur des destinations labellisées Vignobles & Découvertes, de leur faire comprendre qu’en plus des vins et des événements chaque vignoble propose une originalité sui generis.
L’opportunité se présente aussi de toucher des clientèles plus larges que les purs amateurs de vin, de nouvelles clientèles, et d’offrir à ces visiteurs à la recherche de découvertes touristiques l’importance culturelle du vignoble lui-même. La France, écrit justement Roger Dion en conclusion de son Histoire de la vigne et du vin en France, est « un pays où l’histoire de la vigne et du vin éclaire celle du peuple tout entier ». L’œnotourisme offre bien plus qu’un canal de vente des vins : un canal de vente d’un territoire. C’est une opportunité de faire découvrir, comprendre, identifier le vignoble et son triangle magique de culture, de territoire et d’identité.
L’œnotourisme est un tourisme culturel qui se déguste. Faire aimer leurs patrimoines, faire reconnaître leur personnalité, c’est tout le chemin que l’on souhaite aux vignobles d’aujourd’hui.