Il y a 186 ans, le 8 septembre 1830, Frédéric Mistral naissait à Maillanne. Parmi ses chefs d’oeuvre, le Poème du Rhône – lou Pouèmo dou Rose. En descendant ce poème, comme on descendrait le Rhône lui-même, on en apprend beaucoup sur le vin et ses vignes.
Histoire d’amour, épopée du Rhône, roman de ses habitants et de ses mythes, riche portrait du temps ancien de la batellerie, drame de la navigation… le Poème du Rhône est tout cela.
Ecrit en 1897, il raconte la descente du fleuve – de Lyon à la foire de Beaucaire - d’une flottille de bateaux condrillots (de Condrieu), à l’époque où le Rhône était « la grande voie, l’unique, où venait aboutir toute la vie des pays de langue d’oc ».
Dès les premiers vers, les bateliers de Condrieu, en partance pour la foire internationale de Beaucaire se donnent du courage et boivent largement le vin rouge à la cruche.
« E largamen, pèr se baia courage, / Au poutarras pintant la rouge tencho »
Pourtant, qui dit Condrieu, dit le vin blanc de pays, qui pétille… « lou vin blanc de païs que petejo ». Mais celui-ci est réservé à la fête, à la Saint-Nicolas, pour l’élection du roi des mariniers, lorsqu’à tour de rôle – toute la nuit - chacun porte un toast au roi nouveau avant de jeter son verre en l’air !
« Avien touto la niue pourta de brinde / Au rèi nouvèu e, segound la coustumo, /Après lou brinda, en l’èr jita si vèire. »
Puis la flottille de descendre le fleuve. Voici sur les croupes des collines, là-haut, bien conduites sur leurs échalas, les vignes d’or de la Côte-Rôtie.
« …sus li colo groupudo / An vist amount, bèn empaligoutado, / Li vigno d’or de la Costo-Roustido ».
On aborde plus loin, au fameux coteau de l’Ermitage, pour embarquer un baril de vin fin. « Vers lou coustau famous de l’Ermitage, / Pèr ié carga ‘n barrau de fino tencho. »
C’est le baril que le roi des mariniers doit payer à ses hommes, le vin de son reinage, « lou vin de soun reinage ». Il sera bu un peu avant Tournon, lors d’une halte sur le haut-fond dit de la table du Roi – « la Taulo dou Rèi ». Le chef et maître est à califourchon sur le petit tonneau plein, au milieu de la table, et la main sur le robinet, fait jaillir dans la tasse de chacun le vin jovial qui brille au soleil.
« Lou baile-mestre, / D’escambarloun sus la bouterlo pleno, / Au beù mitant de la taulo presido ; / E, d’uno man que tèn la canello, / Fai pèr cadun espila dins la tasso / Lou moust galoi qu’au soulèu beluguejo. »
On termine par la soupe, et ici aussi, sur le Rhône, on fait « chabrot » ! Les mariniers versent dans la soupe le vin de fête qui donne du cœur au ventre. Selon sa façon, chacun boit dans son assiette la soupe au vin. « …vujant dins lou brouit lou vin de fèsto / Que fai bon estouma ; segound sa modo, / Cadoun a soun platet bèu la goudalo. »
On descend donc le fleuve entre les vignes escarpées (« vigno ribassudo »). On passe la fontaine de Tourne à Bourg-Saint-Andéol, où l’eau sort d’un rocher plein de vignes sauvages (« L’aigo ié sort d’un ranc, plen de lambrusco ». Chacun à son tour, les coudes libres, se verse de pleins gobelets à la dame-jeanne qui circule.
« à-de-rèng la damo-jano / Fasènt lou tour, cadun, li couide libre, / Se vuejo à plen de got. »
On boit aussi à la gourde (« à la coucourdo »), ou même, parfois, en « prélevant » - grâce à un petit trou percé dans les barriques transportées et une paille - le vin exquis de l’Ermitage ou le vin chaud de la Côte-Rôtie.
« A-n-éli lou fin moust de l’Ermitage / E lou vin caud de la Costo-Roustido / Que, pèr camin, vivo la canto-bruno ! / N’adousihavon sèmpre quauco pèco. »
Un voyage épicurien en somme, où l’on chante que le vin de la côte du Rhône est une bien agréable liqueur ; « Lou vin de la costo dou Rose / Es proun uno bravo liquour » ; et où l’on sait que la saveur des lapins de Châteauneuf-du-Pape est rehaussée par le vin de la Nerthe « E li couniéu de Castèu-Nou de Papo / Assaboura ‘mé lou vin de la Nerto ! ».
Ce n’est pas la première fois que Mistral célèbre le vin de ce domaine. En 1855, il évoque dans « Le Chant des félibres » le vin de la Nerthe qui sautille et rit dans le verre, « sautourlejo e ris dins lou got. »
Taifo d’ibrougno !
Mais il faut parfois que le maître des mariniers intervienne pour tempérer les excès : « bande d’ivrognes, vous ne voyez pas que vous êtes soûls, que la hargne du vin méchant vous sort par la bouche ? » « Taifo d’ibrougno, / Lou vesès pas que sias sadou ? Que l’ispre / De la vinasso vous sort pèr li brego ? ».
Le bateau arrivé le premier à la foire de Beaucaire est récompensé. Les consuls de la ville lui donnent en prix une peau de mouton qui est hissée en haut du mât, un sac de pain et un tonneau de vieux Cante-Perdris, « uno bouto / De vièi Canto-Perdris. »
Il s’agit là d’un vin de liqueur aromatisé (cannelle et écorces d’orange) issu de grenache, très célèbre depuis sa création en 1796 par les vignerons de Mazan, à 60 kilomètres de Beaucaire, et jusque dans les années 1960 sous la marque Sautel. Il est encore produit aujourd’hui, en petite quantité.
Pour le retour, la remontée vers Lyon, on arrime dans les bateaux huiles, riz, miel, sel, anchois et le bon vin de Saint-Georges, « lou bon vin de Sant-Jorgi ». Il s’agit du renommé vin de Saint-Georges d’Orques si apprécié par Thomas Jefferson en 1789, décimé par le phylloxéra, aujourd’hui ressuscité au Domaine Henry avec la Cuvée Mailhol.
Mais pas d’appareillage avant une fête au cabaret de la Vignasse, en buvant le vin du Génestet qui ravigote, « lou vin dou Genestet que reviscoulo ». On trouve déjà la mention de ce vin de Beaucaire, aujourd’hui absorbé par les côtes-du-rhône, lors du siège de la ville en 1216, durant la croisade contre les Albigeois.
Enfin, et bien malheureusement, la remontée – « la remounto » – se passe mal et la flottille fait naufrage… De ce drame, il faut tirer, parmi d’autres, cette leçon immortelle : buvons, en attendant la catastrophe, le vin riant de nos jeunes années !
« Beven, en atendènt la mau-parado, / Lou vin courous de nosto jouventuro ! »