Les guides du vin, promoteurs de la diversité ?

Article du 24-10-2012

Les Actes des Rencontres du Clos-Vougeot de 2011 viennent de paraître. Le thème en était « Vignes, vins : jeux et enjeux de la diversité »

Inaugurées dans le cadre de la Chaire UNESCO « Culture et Traditions du Vin », les Rencontres du Clos-Vougeot ont pour objectif d’appréhender le vin comme produit culturel, vecteur de civilisation, dont la consommation éclairée relève d’un véritable art de vivre et d’une philosophie liée à la convivialité et au partage, valeurs humanistes s’il en est.

On peut se procurer l’ouvrage auprès de la Chaire UNESCO "Culture et Traditions du Vin" - chaire.vin-culture@u-bourgogne.fr

 

Nous publions ci-dessous un extrait de ces Actes, le texte d’André Deyrieux (Fondateur de www.winetourisminfrance.com, magazine en ligne de l’oenotourisme et des patrimoines de la vigne et du vin) « Les guides du vin, promoteurs ou non de la diversité ».

De tous temps, les guides des vins ont orienté leurs lecteurs sur des bons vins. Mais bons pour quoi ?

Pour la santé, répondit Asclépiade dont la sélection (Cécube, Falerne et Setia…) devint célèbre en étant reprise par Pline.
Bons à consommer, certifiaient sur les bords de la Seine les « Gourmets Jurés Piqueurs », créés en 1322 par Charles IV le Bel.
Bons à vendre tel ou tel prix, estima l’Union des courtiers de commerce près la Bourse de Bordeaux en établissant le classement de 1855.
Bons à se faire plaisir, précisa l’universitaire George Saintsbury, premier critique œnologique en 1920 avec ses « Notes on a Cellar-Book », qui placèrent de manière hédoniste chaque verre de vin dans des perspectives historiques, artistiques et culturelles.
Bons à acheter. On peut dater du millésime 1982 le pouvoir pris par la presse du vin en matière de conseil des consommateurs. A Bordeaux, cette année-là, les négociants affirmaient que le millésime était médiocre, tandis que certains journalistes, dont Michel Bettane (vite copié par un dénommé Robert Parker), pressentaient avec une grande justesse le contraire.
Dans cette ligne, se sont multipliés depuis les guides « papier » ou numériques, et comme chacun aujourd’hui peut se prétendre dégustateur grâce à son blog, cela suscite parfois des rivalités entre amateurs et journalistes professionnels.

Malheureusement, il semble que pour ces guides, consuméristes, orientés vers le conseil d’achats en vins, les aspects patrimoniaux, culturels, esthétiques, philosophiques… du vin soient de peu d’intérêt.

C’est même comme s’ils avaient mis en œuvre une succession de filtres, d’entonnoirs qui déqualifient les vins.

Nous nous proposons d’examiner ces différents filtres.

Le premier est, d’abord, de ne considérer les vins que comme des articles, des items sur une liste de courses, de simples produits de consommation…

Le vin comme produit culturel, fruit de civilisation, clé d’entrée à de multiples patrimoines, occasion d’envisager une rencontre authentique des terroirs… ce n’est pas le propos des guides (à l’exception notable du Guide Vins Gault-Millau 2010).

Cette option de limiter, par omission, le vin à une boisson nous paraît dangereuse dans une société encline à ne voir dans le vin qu’une boisson alcoolisée, dont il faut éradiquer l’usage.
La baisse de la consommation de vin montre que les habitudes de consommation ne se sont pas transmises, ce qui semble naturel. Ce qui est plus grave, c’est que la transmission culturelle n’a pas pris la relève. Savons-nous raconter le vin et ses histoires ? Savons-nous encore mettre en valeur ses héritages, ses patrimoines ? Savons-nous éclairer notre histoire économique, sociale, artistique et littéraire à la lumière de ce phénomène de civilisation ?

D’emblée, nous constatons que ce dont ne parlent pas les guides constitue la réalité de l’héritage du monde du vin.

Le fait de réduire le vin à un objet de dégustation, et à ses seules propriétés organoleptiques, constitue le deuxième stade de la déqualification du vin.

Bruno Quenioux, ancien acheteur de Lafayette Gourmet, aujourd’hui propriétaire de la cave à vins Philovino, critique la dégustation à plusieurs titres, au point qu’il faudrait « désapprendre à déguster ». Première critique, elle est l’apprentissage d’un format d’appréciation, alors que l’approche d’un vin est une démarche subjective, relative, fonction des diverses sensibilités individuelles aux arômes et aux saveurs.

Criticable, la dégustation l’est aussi parce qu’elle est voulue analyse, démarche intellectuelle, au détriment de l’écoute de nos sens, de l’observation de notre relation au vin, de l’expression de nos sensations.
Cette approche purement « hémisphère gauche » (celui de la rationalité), au détriment de l’hémisphère droit, plus émotionnel et créatif, est également dénoncée par Michaël J. Gelb, consultant et auteur de « Wine Drinking for Inspired Thinking ».

Bruno Quenioux va plus loin. Pour lui, le vin est objet spirituel. La dégustation telle qu’elle est pratiquée va donc à l’encontre de l’écoute du souffle de vie du vin, de sa fréquence, de son énergie. On se souvient de Bachelard pour qui le vin est « un corps vivant où se tiennent en équilibre les « esprits » les plus divers, les esprits volants et les esprits pondérés, conjonction d’un ciel et d’un terroir ».

Le philosophe Roger Scruton (« Je bois, donc je suis ») critique l’élimination de l’environnement culturel du vin. Les dégustations « supposent que le vin s’adresse exclusivement aux sens et que la connaissance n’a aucune place dans sa dégustation. Penser que l’on peut apprécier un vin uniquement par son goût et son arôme revient à penser que l’on peut apprécier un poème chinois par ses sonorités sans connaître la langue ».

Troisième filtre de déqualification, la dégustation de vin est largement réduite aujourd’hui à l’analyse de ses caractéristiques olfactives.

Si certains, comme Jacques Dupont (dans « Choses bues ») apprécient le fait qu’en moins d'un demi-siècle « le nez (ait) pris le pas sur la bouche, comme une sorte de signe prémonitoire ou accompagnateur d'un nouveau mode de consommation des vins qui privilégie le subtil sur le plaisir tactile », on peut regretter cette évolution qui appauvrit la relation sensorielle au vin.

Jacky Rigaux, grand spécialiste des vins de Bourgogne, combat cette focalisation et défend la « dégustation géosensorielle ». Les principes en sont l’intérêt porté au lieu et au terroir (le « géo » de géosensoriel), mais aussi le rôle primordial du « toucher de bouche ».
La bouche n’est-elle pas plus fidèle qu’un nez pour exprimer un vin, pour apprécier sa texture, sa vivacité, sa minéralité, sa viscosité, sa longueur en bouche, sa consistance, sa sève ? « Le vin, disait Henri Jayer, n’est pas fait pour être reniflé, mais pour être bu ».

Cette approche rejoint les critiques fondamentales portées par l’œnologue David Lefebvre. Il dénonce une approche de dégustation limitée à la chimie organique du vin (en raison de la formation des œnologues dans ce seul domaine) au détriment de la dimension minérale du vin.
« Les sels minéraux, c’est le goût ». Or, ils sont laissés de côté par les dégustateurs trop orientés sur le nez. Ab absurdo, l’engouement récent pour les descriptifs relatifs à la minéralité constatée chez les amateurs comme chez les experts, témoigne de cette dimension tout à la fois absente et essentielle du vin.

Cette orientation sur le nez plutôt que sur le goût, favorise en amont, pour une clientèle formatée et réceptive, l’élaboration de vins « horizontaux » dispensant largement sucres, alcools, tanins, arômes d’extraction et de confitures… plutôt que de vins « verticaux » avec squelette, et minéralité.

Elle permet aussi des élaborations aromatiques plaisantes pour les consommateurs grâce aux produits mis à disposition des œnologues. Les exemples de l’acétate d’isoamyle (levure 71B) et des composés aromatiques du bois, comme la vanilline sont bien connus.

Quatrième stade de déqualification, et nous serons brefs devant ce triste constat, le langage des dégustateurs, et des guides, est aujourd’hui très limité.

« C’est pauvre…. On a envie d’avoir un Verlaine ou un Rimbaud… » déplore Jean-Robert Pitte, président de l’Académie du Vin de France. Le « Dictionnaire de la langue du vin » d’Anne-Marie Coutier (CNRS) est sous-exploité. Que sont devenus les mots « vieillardé », « rapu », « moustillant » ?

Le recours fréquent à une simple notation, « comme dans une compétition sportive » (Roger Scruton) constitue le cinquième stade de déqualification.

Le « tester » a pris le pas sur le « taster », comme l’écrit Jacky Rigaux. Deux critiques de fond s’imposent.

En premier lieu, une notation permet de distinguer dans une population quels sont les meilleurs en fonction de critères. Dans le monde du vin - comme dans celui de l’art, de la littérature, de la philosophie - voulons-nous savoir quels sont les meilleurs, ou voulons-nous des vins uniques, et comprendre pourquoi ils sont singuliers ? Note-t-on la Huitième symphonie de Bruckner ?

Ensuite, il faut convenir que la généralisation d’une notation conduit à une moindre diversité, donc à un nombre décroissant de vins uniques.

« La recherche du succès, constate l’œnologue Stéphane Derenoncourt, amène fatalement à imiter les vins obtenant des scores élevés, conduisant inévitablement à une harmonisation et à un appauvrissement de la diversité œnologique »

Et Jacky Rigaux de partager cette explication, qui va aussi bien pour le Jugement de Paris de 1976 (vins français contre vins californiens), que pour d’autres concours plus récents (opposant vins chinois et vins bordelais) : « au fil des ans, comme on faisait de moins en moins de vins de terroir, les vins français devenaient de plus en plus faciles à copier et pouvaient être battus dans les concours internationaux ! »

Dans cette optique, la notation Parker remporta un franc succès du à sa simplicité. Si le vin est censé être noté sur 100 -chiffre rond, important, qui inspire confiance - à bien y regarder, il n’y a en fait que 6 niveaux, puisque tout vin a un score de départ de 50 points. De 50 à 59, la bouteille est inacceptable ; de 60 à 69, elle est en-dessous de la moyenne ; de 70 à 79 points, elle est moyenne ; de 80 à 89 points, elle se situe entre « à peine au-dessus de la moyenne » et « très bonne » ; de 90 à 95 points, elle se révèle formidable ; enfin, à partir de 96, elle s’affirme extraordinaire.

De six niveaux, nous passons à deux avec ce négociant qui confie : « si un vin n'atteint pas 90 points, je n'arrive pas à le vendre ; s'il dépasse 90 points, je ne parviens pas à en acheter ».

* * *

On l’a compris, ces guides d’acheteurs de produits de consommation reflètent de manière croissante les vrais risques de la mondialisation, qui sont la simplification, la standardisation, la perte de profondeur patrimoniale et historique, l’étiolement de la diversité.

 

Deux scénarios sont aujourd’hui possibles.

Il y a un scénario à craindre, celui de l’appauvrissement.

Les façons de concevoir le vin se standardiseraient, et par conséquence les goûts. Rien ne s’opposerait à la poursuite de l’érosion génétique des cépages ; rappelons qu’en 1958 les 20 cépages les plus importants représentaient 53% du vignoble français et que ce chiffre était passé à 86% en 2006.
Les conditions de culture s’uniformiseraient. Ainsi, s’il n’y a pas d’effort pédagogique autour du prix nécessaire pour ce type de vins, c’est la fin de la « viticulture héroïque », celle des conditions difficiles, des fortes pentes, des montagnes…
Il en va de même pour l’érosion des typicités et l’occultation des extrêmes : vin jaune, muscats, xérès, tokaji… Les rancios secs du Roussillon n’ont-ils pas dû être classés par Slow Food dans les « Sentinelles », les produits de terroir menacés ?

Il y a des raisons de croire en un scénario d’avenir optimiste, dans lequel le monde du vin va vers plus de complexité.

Car on ne peut reprocher au vin d’être complexe. Il l’est comme tout ce qui mérite qu’on s’y intéresse… Pourquoi le monde du vin serait-il moins complexe que les 300 variétés à peine connues de fruits d’Amazonie, ou que les quelque 80.000 recettes de la cuisine chinoise ? Le grand oenologue Jacques Puisais estime qu’en combinant millésimes, AOC, vignerons, cuvées… 500.000 « expressions de vins » sont disponibles aujourd’hui pour le consommateur.

Il est même à attendre, et à souhaiter, qu’il soit de plus en plus complexe au fil du temps.

On sait déjà qu’il y aura de plus en plus de pays viticoles, de vignobles, de terroirs et de vignerons… Les modes de viticulture « alternative » comme le bio et la biodynamie vont sans doute se développer au point que dans certains pays, la viticulture industrielle (mécanisation, chimie, pesticides, produits phytosanitaires…) aura été bientôt une parenthèse.

Parallèlement, la biodiversité reprendra de la vigueur. Des efforts sont en cours dans les parcelles, et autour, avec le retour de la polyculture dans les vignobles…

Voyons à titre d’exemple ce qui se passe du côté des cépages. Des cépages perdus et oubliés sont remis en culture grâce à la collaboration entre les conservatoires et des associations comme le Centre d’Ampélographie Alpine. Les actions en ce sens sont célébrées par des associations comme Rencontres des Cépages Modestes. Des vignobles sont sauvés in extremis ou reconstruits comme dans le Trièves, en Tarentaise, dans la Vallée du Gier…

On est loin du « Guide des Cépages » de Oz Clarke qui ne connaît pas le Prié blanc, le Chatus ni le Persan, pour qui le Merlot du Chili est « la référence du fruité » et pour qui « après la Bourgogne, les meilleurs pinots noirs viennent de Californie » tandis que « l’Arrufiac fournit un vin lourd, alcoolique et gras »…

* * *

Les lois de la vie, depuis 3,5 milliards d’années, sont la diversification, et la complexification.

Face à ceux qui veulent standardiser et appauvrir la planète, le monde du vin a en main les cartes pour agir pour une richesse grandissante.

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