 La mémoire du vin Le niveau d'approche de la vigne est lui-même variable. Pour Alain Carbonneau, le focus peut se faire sur la parcelle, ou se porter sur la vigne ou le cep, et il faut aussi prendre en compte la saison - ce qui nous fait douze angles spatio-temporels de perception. Roger Bessis insiste sur le plant de vigne lui-même. Un patrimoine varié et riche selon lui récalcitrant à toute évolution. Veut-on faire quelque chose (la sélection clonale, par exemple), la diversité, la complexité, l'agrément diminuent... En chimiste, Régis Gougeon est allé plus loin, puisqu'il a mis en évidence que le vin gardait trace - dans son profil physico-chimique - de la forêt dont était issue la barrique dans laquelle il a été élevé. Une complexité nommée climat C'est donc à une belle complexité que nous convie le paysage, de celles qui méritent un travail de recherche largement interdisciplinaire. Et cette complexité, Aubert de Villaine la traduit en Bourgogne par "climat". C'est la clé de la pérennité et du prestige de la Côte. Si comme dit le dicton local, on peut, après la pluie, aller en pantoufles sur Echezeaux Les Poulaillères, il faut attendre trois jours pour aller marcher sur son voisin (séparé par un simple chemin) Le Grand Echezeaux. Que peut l'homme devant ce pouvoir du climat, si "c'est le climat qui peut faire un grand vin" ? Aubert de Villaine répond volonté, exigence, humilité, respect des contraintes naturelles, chaque décision n'étant prise "qu'à partir d'un dialogue quotidien avec la nature". Le climat est donc "un projet en constante évolution" Les vignobles sont mortels En tout cas, nous savons que les vignobles et les paysages viticoles sont mortels. Combien ont disparu sous les coups du phylloxéra, du mildiou, des vins du Languedoc et du chemin de fer ? Toutes ces crises intervenues à l'articulation des XIXème et XXème siècles (au phylloxera ajoutons la dérèglementation commerciale, et les phénomènes de falsification...) ont eu comme conséquence, précise Christophe Lucand de redonner une plus grande valeur au capital "vigne", par rapport aux valeurs "commerce" ou "négoce". S'agissant du phylloxera (qui a entraîné, entre 1874 et 1903, 30 % de perte pour les surfaces de vigne), Jean-Marc Bourgeon et Olivier Jacquet exposent ses conséquences paysagères marquées : défoncement pour replanter, moindre densité de plantation, moindre utilisation des échalas, concentration sur les meilleures vignes... Patrimoine survivant Mais même si la vigne a été "gommée", le paysage garde des traces qui constituent un patrimoine survivant des vignobles. C'est ce qu'a développé Robert Chapuis en s'appuyant sur l'exemple du Doubs et de la Haute-Saône. 22 000 hectares au milieu du XIXème siècle, et 200 aujourd'hui. Mais que de traces, de vestiges, de richesses à découvrir et à protéger : murets, murgers, cabordes, clos, statues et vitraux de Saint-Vernier, villages viticoles... Au coeur même d'une ville qui s'est bein sûr développée largement avec le temps, la vigne peut représenter un patrimoine paysager comme le rappelle Patrick Demouy pour Reims.
Une usine qui va fermer Aujourd'hui, plus la difficulté est grande à cultiver la vigne, plus le risque d'abandon est grand. Car pour défendre des paysages comme ceux des vignobles en terrasses, il faut de l'argent, des professionnels, des "bâtisseurs de paysage" (comme les restanqueres provençaux) et les terrasses qui résistent sont celles qui sont rentables : Valais, Douro, Panteleria (où se sont même créées des terrasses "modernes")... Luca Bonardi souligne ainsi qu'en matière de vignes en terrasses, le bilan mondial création /destruction est largement négatif. Et de donner ces chiffres extraordinaires : 1 hectare de vigne en terrasse, c'est de 1 à 4 kilomètres de murets, jusqu'à 6.000 tonnes de terre remuée, et 300 journées de travail. Ne dit-on pas que le linéaire des murets de Banyuls est supérieur à celui de la Grande Muraille ? A ce coût de construction s'ajoutent l'entretien permanent, la réfection, la remontée de la terre que les pluies emportent... C'est à une analyse très négative que se livre Michèle Constans, pour qui le vignoble de Banyuls-Collioure - alors même que les conditions de sa protection sont pour diverses raisons règlementaires très favorables - ressemble à "une usine qui va fermer". Bétonnage des agouilles et des peus de gall (le réseau pluvial), disparition des terrasses, murets et des cazottes... le décalage est immense entre le discours ("Vignerons, sculpteurs de montagne") et la réalité d'un paysage qui s'efface. Impossible de figer le paysage La réponse est-elle alors de figer le patrimoine paysager ? D'abord, souligne Alain Carbonneau, le paysage peut être amené à évoluer sous les évolutions climatiques, et doit être étudié sous cet angle. Pour Eric Vincent, la situation est complexe. Comment figer le patrimoine paysager actuel, alors qu'il est bien différent d'il y a quelques années, qu'il est très "moderne", et peut donc n'être qu'une étape dans une longue évolution. La contrainte utilitaire qui repose sur les épaules du vigneron amène à peser le pour et le contre... Peux-t-on par exemple condamner le broyage des pierres et lui imposer l'épierrement de ses parcelles ? Lui interdire la suppression d'un murger au risque d'un accident d'enjambeur ? Reconstruire les vignes Alain Carbonneau, inventeur de la vigne en lyre, va plus loin. Pourquoi ne pas reconstruire le paysage de vignes comme les architectes reconstruisent des bâtiments ? 50 architectures de vigne sont disponibles dans le monde , du gobelet à la lyre pliable, en passant par différents types de palissage ! Le paysage, valeur économique La solution serait de valoriser le paysage. Mais comment ? Le classement au patrimoine de l'UNESCO est, pour de nombreux intervenants, incontournable. Rappellons que sont actuellement sur la "Tentative List", la Champagne et le vignoble des Côtes. Attention, met en garde Tadamichi Yamamoto, représentant du Japon à l'UNESCO, le classement au patrimoine mondial peut avoir des conséquences difficilement maîtrisables sur les sites classés. Ainsi, pour les Galapagos, ou l'Alhambra de Grenade... Ainsi aussi pour Saint-Emilion qui reçoit désormais 2 millions de visiteurs durant la belle saison. N'y-a-t-il pas la un risque ? Un territoire spectacle
Le classement n'implique pas de protection particulière ; celle-ci relève des seuls états. Encore faut-il qu'un plan de gestion ait été élaboré. Jean-Marc Valotton insiste sur l'importance du plan de gestion qui a accompagné le classement de Lavaux. Tout a été mis en oeuvre (y compris la protection des toitures de l'habitat) pour faire respecter ce "territoire spectacle", fondé sur la conviction "qu'aucun pays au monde ne se mettrait jamais à boire du chasselas", et qu'il fallait susciter l'intérêt par l'excellence de sa qualité paysagère... La seule valeur esthétique peut avoir une valeur économique. La capacité médiatique de certains paysages tient à leur force, à leur caractère "héroïque", à l'harmonie entre l'homme et l'environnement qu'ils traduisent. Le paysage est parfois même un argument de vente direct pour le vin, précise Jacques Fanet qui se souvient d'une salle de dégustation tout en verre au dessus des paysages du Douro, et d'une expérience de Diego Tomasi où les dégustateurs professionnels furent influencés par des photographies de paysages viticoles plus ou moins esthétiques. Ce qui est sûr, pour Joël Rochard, c'est que s'il y a un bénéfice pour la communauté, la communauté doit aider ceux qui maintiennent ce patrimoine. Par exemple, promouvoir les paysages viticoles valorise la filière en sortant des débats hygiénistes. Pour Michèle Constans, les consommateurs doivent "payer pour mettre du paysage dans leur verre". Patrimoines paysagers et oenotourisme Pour Fernando Bianchi de Aguiar, l'oenotourisme est un moyen de procurer des ressources à des actions de protection paysagère. Les pionniers de l'oenotourisme n'étaient-ils pas les cisterciens ? interroge Nicolas Bouchard de l'Association des Vins d'Abbaye. Leur capacité d'accueil ne servait-il pas le marketing de leur vin ? Hans Schulz est catégorique. Hormis la viticulture, et l'oenotourisme qui lui est attaché, il n'y a, pour certains vignobles allemands qui ont jusqu'à 75% de pente, pas d'activité possible. Souhaitons encore de riches échanges de ce type, ainsi que l'approfondissement des recherches autour des paysages viticoles, dans une période où l'on prend conscience que "les valeurs qui font progresser l'humanité ne sont pas celles qui la font durer" (Jean-Pierre Perrin) et que "la science confirme chaque jour nos choix de dénuement technologique" (Aubert de Villaine).
Photos - le public des rencontres - Jacques Fanet et Aubert de Villaine - Régis Gougeon et Jean-Pierre Perrin
Sites utiles Chaire Unesco Culture et Traditions du Vin Charte de Fontevraud Les paysages culturels viticoles
Intervenants cités Jocelyne Pérard - Titulaire de la Chaire Unesco Culture et Tradition du Vin, Université de Bourgogne Pierre Terrier - Conseiller Régional Bourgogne Michel Guillard - Coordinateur du dossier "Paysages du Champagne, Unesco Philippe Roudié - Université de Bordeaux III Joël Rochard - Institut Français de la Vigne et du Vin Jorge Tonietto - EMBRAPA, Uva e Vinho, Bento Gonçalves, Brésil Alain Carbonneau - SupAgro Montpellier Jacques Fanet - Directeur du Syndicat des Coteaux du Languedoc Eric Vincent - INAO Fernando Bianchi de Aguiar - Université de Tras os Montes, Portugal Jean-Pierre Chabin - Université de Bourgogne Jean-Pierre Garcia - Université de Bourgogne Marion Foucher - Université de Bourgogne Roger Bessis - Université de Bourgogne Régis Gougeon - Maître de conférence en physicochimie oenologique - Institut de la Vigne et du Vin Jules Guyot. Aubert de Villaine - Président de l'Association pour le Classement des Vignobles de Côte-de-Nuits et de Beaune, des Villes de Dijon et de Beaune au patrimoine Mondial de l'Unesco Christophe Lucand - Université de Bourgogne Jean-Marc Bourgeon - Université de Bourgogne Olivier Jacquet - Université de Bourgogne Robert Chapuis - Université de Bourgogne Patrick Demouy - Université de Reims Champagne-Ardenne Luca Bonardi - Universita degli Studi di Milano Michèle Constans - Ecole Nationale de Formation Agronomique de Toulouse-Auzeville Tadamichi Yamamoto - Ambassadeur du Japon aupès de l'Unesco Jean-Marc Valotton - Architecte - Urbaniste, Suisse Nicolas Bouchard - Association des Vins d'Abbayes Hans Schulz - Université de Wiesbaden / Geisenheim Jean-Pierre Perrin - Président de l'Académie Internationale du Vin et de l'Académie des Vins de France
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