Paysages et patrimoine des régions viticoles

Article du 06-10-2009

Le plein de passionnés - près de 150 participants - a été fait du 1er au 3 octobre sur le thème "Paysages et patrimoine des régions viticoles", dans le cadre des Rencontres du Clos-Vougeot, "l'enfant chéri" (Jocelyne Pérard) de la Chaire Unesco.

Il est vrai que la question est sensible, voire "névralgique" (Pierre Terrier). Pourtant, il y a dix ans "peu se souciaient des paysages viticoles" (Joël Rochard). On peut regretter "d'ouvrir les yeux alors que l'industrie agro-alimentaire s'est imposée mondialement" et que les menaces sont bien présentes ; pollution (y compris visuelle), érosion, déshérence et abandon... Il est vrai que la Charte de Fontevraud qui rassemble les territoires viticoles ayant adopté une gouvernance des terroirs ne date que de 2003...

Des Châteaux sans vignoble

Les artistes eux-mêmes, précise Michel Guillard, ont rarement traité les paysages de vignes comme un sujet à part entière. Des décors, des scènes mythologiques ou pédagogiques, des "sujets" de pressoirs, de vendanges, oui, mais pas d'intérêt véritable pour le paysage de vignes, sauf exceptions (Dürer, Van Gogh...). Même constat pour Philippe Roudié, en ce qui concerne l'iconographie (étiquettes, photos, vignettes...) du vignoble bordelais. On y voit plus de châteaux que de vignobles.

Aujourd'hui, précise Joël Rochard, les angles d'approche du paysage viticole sont nombreux. Outre sa dimension esthétique (et le fait qu'il soit le support d'autres patrimoines), il est le terrain de démarches en matière de biodiversité et de développement durable, par exemple au regard de la réduction de 50% des produits phytosanitaires prévue par le Grenelle de l'Environnement.

Paysages attendent viticulteurs

Le nombre et la surface totale des paysages viticoles augmente au plan mondial, souligne Jorge Tonietto. De plus, en fonction des principaux indices climatiques (héliothermique, hydrique, fraicheur des nuits) favorables à la vigne, il existe de nombreux paysages "potentiellement viticoles" qui n'attendent que leurs viticulteurs, comme le Cerrado brésilien.

 

Drôles de types

Curieusement, rappelle Jorge Tonietto, un même climat peut donner des paysages de vignes très contrastés, et Joël Rochard se plait à souligner la richesse de ces paysages vitivinicoles et d'en dresser une typologie : vignobles de panorama, d'arrière-plan (Chateauneuf-du-Pape), de rivière (Marne), d'eau (Picpoul). Mais bien d'autres facteurs interviennent : la biodiversité (fleurs, arbres...), les modes de conduite et les apports humains...

Autre typologie pour Alain Carbonneau. Soit la vigne s'impose au paysage, comme la mer de vignes des Charentes ou les vagues de vignes de Sancerre. Soit elle se compose avec le paysage, comme à Roquebrun (en Haut Languedoc), ou à Banyuls. Soit elle s'appose ; en marquetterie sous la Roche de Solutré, en timbre-postes dans le Haut-Languedoc...

Quelle que soit la typologie, les exemples ne manquent pas de paysages remarquables : la Vale dos Vinhedos (au sud du Brésil) où les platanes servent de piquets de tête, le Douro (avec des pentes à 40 ou 50 %), la Moselle ou la vallée centrale du Rhin (jusqu'à 75% de pente)...

Pas d'équation pour le paysage

Mais, quelle définition donner au patrimoine paysager ? "On patauge à définir le paysage viticole", déclare sans ambages Jacques Fanet.

Difficile en effet de synthétiser les interventions de ces Rencontres pour poser une équation du style : Paysage = Nature + Homme = relief + végétation + structures anthropiques + technique.

La richesse de la définition tient à l'aspect humain, indissociable du paysage et Alain Roger le rappelle dans son "Court Traité du Paysage" : le paysage est toujours culturel.

Pour Jacques Fanet, le paysage est créé par la géologie. Et de multiplier les exemples en Languedoc-Roussillon (Pic Saint-Loup, Faugères, Saint-Chinian...). Mais, la sculpture fine des détails - la peau fragile et fine qui se pose sur cette géomorphologie - c'est le travail de l'homme qui l'apporte.

Eric Vincent souligne lui l'impact des règlements d'AOC sur l'apparence des paysages. Ne fixent-ils pas des délimitations d'appellations, des conditions de production (encépagement, nombre de pieds à l'hectare, palissages...), des mesures de protection des terroirs ?

La structure foncière est importante, rappelle Fernando Bianchi de Aguiar. Des propriétés d'une superficie inférieure à 1,65 ha (dans l'Alto Douro), ça marque forcément le paysage...

Avec l'exemple de la Côte d'Or, Jean-Pierre Chabin compose ainsi l'équation du paysage : roche + pierre. La roche, la donne physique, les éléments minéraux. La pierre, la donne sociale, les éléments dûs à l'homme. Il y a parfois des "paysages conflictuels", qui traduisent le choc du paysage avec l'économique, comme ce qu'il nomme la Côte de pierre, vers Corgoloin et Comblanchien.

Jean-Pierre Garcia n'est pas d'accord. On valorise les vignes, les bâtiments : il faut leur associer les perrières et les carrières. Une vingtaine de lieux-dits des Côtes portent le nom de Perrières, de Lavières, d'Argilières... Le Château du Clos de Vougeot, rappelle Marion Foucher, a été "tiré" de sa perrière toute proche, dans laquelle des vignes ont été par la suite replantées. On ne peut donc sortir du patrimoine ce dialogue vignes-carrières.

La mémoire du vin

Le niveau d'approche de la vigne est lui-même variable.

Pour Alain Carbonneau, le focus peut se faire sur la parcelle, ou se porter sur la vigne ou le cep, et il faut aussi prendre en compte la saison - ce qui nous fait douze angles spatio-temporels de perception.

Roger Bessis insiste sur le plant de vigne lui-même. Un patrimoine varié et riche selon lui récalcitrant à toute évolution. Veut-on faire quelque chose (la sélection clonale, par exemple), la diversité, la complexité, l'agrément diminuent...

En chimiste, Régis Gougeon est allé plus loin, puisqu'il a mis en évidence que le vin gardait trace - dans son profil physico-chimique - de la forêt dont était issue la barrique dans laquelle il a été élevé.

Une complexité nommée climat

C'est donc à une belle complexité que nous convie le paysage, de celles qui méritent un travail de recherche largement interdisciplinaire.

Et cette complexité, Aubert de Villaine la traduit en Bourgogne par "climat". C'est la clé de la pérennité et du prestige de la Côte.

Si comme dit le dicton local, on peut, après la pluie, aller en pantoufles sur Echezeaux Les Poulaillères, il faut attendre trois jours pour aller marcher sur son voisin (séparé par un simple chemin) Le Grand Echezeaux.

Que peut l'homme devant ce pouvoir du climat, si "c'est le climat qui peut faire un grand vin" ?

Aubert de Villaine répond volonté, exigence, humilité, respect des contraintes naturelles, chaque décision n'étant prise "qu'à partir d'un dialogue quotidien avec la nature".
Le climat est donc "un projet en constante évolution"

Les vignobles sont mortels

En tout cas, nous savons que les vignobles et les paysages viticoles sont mortels. Combien ont disparu sous les coups du phylloxéra, du mildiou, des vins du Languedoc et du chemin de fer ?

Toutes ces crises intervenues à l'articulation des XIXème et XXème siècles (au phylloxera ajoutons la dérèglementation commerciale, et les phénomènes de falsification...) ont eu comme conséquence, précise Christophe Lucand de redonner une plus grande valeur au capital "vigne", par rapport aux valeurs "commerce" ou "négoce".

S'agissant du phylloxera (qui a entraîné, entre 1874 et 1903, 30 % de perte pour les surfaces de vigne), Jean-Marc Bourgeon et Olivier Jacquet exposent ses conséquences paysagères marquées : défoncement pour replanter, moindre densité de plantation, moindre utilisation des échalas, concentration sur les meilleures vignes...

Patrimoine survivant

Mais même si la vigne a été "gommée", le paysage garde des traces qui constituent un patrimoine survivant des vignobles. C'est ce qu'a développé Robert Chapuis en s'appuyant sur l'exemple du Doubs et de la Haute-Saône. 22 000 hectares au milieu du XIXème siècle, et 200 aujourd'hui. Mais que de traces, de vestiges, de richesses à découvrir et à protéger : murets, murgers, cabordes, clos, statues et vitraux de Saint-Vernier, villages viticoles...

Au coeur même d'une ville qui s'est bein sûr développée largement avec le temps, la vigne peut représenter un patrimoine paysager comme le rappelle Patrick Demouy pour Reims.

Une usine qui va fermer

Aujourd'hui, plus la difficulté est grande à cultiver la vigne, plus le risque d'abandon est grand.

Car pour défendre des paysages comme ceux des vignobles en terrasses, il faut de l'argent, des professionnels, des "bâtisseurs de paysage" (comme les restanqueres provençaux) et les terrasses qui résistent sont celles qui sont rentables : Valais, Douro, Panteleria (où se sont même créées des terrasses "modernes")...

Luca Bonardi souligne ainsi qu'en matière de vignes en terrasses, le bilan mondial création /destruction est largement négatif.
Et de donner ces chiffres extraordinaires : 1 hectare de vigne en terrasse, c'est de 1 à 4 kilomètres de murets, jusqu'à 6.000 tonnes de terre remuée, et 300 journées de travail. Ne dit-on pas que le linéaire des murets de Banyuls est supérieur à celui de la Grande Muraille ? A ce coût de construction s'ajoutent l'entretien permanent, la réfection, la remontée de la terre que les pluies emportent...

C'est à une analyse très négative que se livre Michèle Constans, pour qui le vignoble de Banyuls-Collioure - alors même que les conditions de sa protection sont pour diverses raisons règlementaires très favorables - ressemble à "une usine qui va fermer". Bétonnage des agouilles et des peus de gall (le réseau pluvial), disparition des terrasses, murets et des cazottes... le décalage est immense entre le discours ("Vignerons, sculpteurs de montagne") et la réalité d'un paysage qui s'efface.

Impossible de figer le paysage

La réponse est-elle alors de figer le patrimoine paysager ?

D'abord, souligne Alain Carbonneau, le paysage peut être amené à évoluer sous les évolutions climatiques, et doit être étudié sous cet angle.

Pour Eric Vincent, la situation est complexe. Comment figer le patrimoine paysager actuel, alors qu'il est bien différent d'il y a quelques années, qu'il est très "moderne", et peut donc n'être qu'une étape dans une longue évolution.

La contrainte utilitaire qui repose sur les épaules du vigneron amène à peser le pour et le contre... Peux-t-on par exemple condamner le broyage des pierres et lui imposer l'épierrement de ses parcelles ? Lui interdire la suppression d'un murger au risque d'un accident d'enjambeur ?

Reconstruire les vignes

Alain Carbonneau, inventeur de la vigne en lyre, va plus loin. Pourquoi ne pas reconstruire le paysage de vignes comme les architectes reconstruisent des bâtiments ? 50 architectures de vigne sont disponibles dans le monde , du gobelet à la lyre pliable, en passant par différents types de palissage !

Le paysage, valeur économique

La solution serait de valoriser le paysage. Mais comment ?

Le classement au patrimoine de l'UNESCO est, pour de nombreux intervenants, incontournable. Rappellons que sont actuellement sur la "Tentative List", la Champagne et le vignoble des Côtes.

Attention, met en garde Tadamichi Yamamoto, représentant du Japon à l'UNESCO, le classement au patrimoine mondial peut avoir des conséquences difficilement maîtrisables sur les sites classés. Ainsi, pour les Galapagos, ou l'Alhambra de Grenade... Ainsi aussi pour Saint-Emilion qui reçoit désormais 2 millions de visiteurs durant la belle saison. N'y-a-t-il pas la un risque ?

Un territoire spectacle

Le classement n'implique pas de protection particulière ; celle-ci relève des seuls états. Encore faut-il qu'un plan de gestion ait été élaboré.

Jean-Marc Valotton insiste sur l'importance du plan de gestion qui a accompagné le classement de Lavaux. Tout a été mis en oeuvre (y compris la protection des toitures de l'habitat) pour faire respecter ce "territoire spectacle", fondé sur la conviction "qu'aucun pays au monde ne se mettrait jamais à boire du chasselas", et qu'il fallait susciter l'intérêt par l'excellence de sa qualité paysagère...

La seule valeur esthétique peut avoir une valeur économique. La capacité médiatique de certains paysages tient à leur force, à leur caractère "héroïque", à l'harmonie entre l'homme et l'environnement qu'ils traduisent.

Le paysage est parfois même un argument de vente direct pour le vin, précise Jacques Fanet qui se souvient d'une salle de dégustation tout en verre au dessus des paysages du Douro, et d'une expérience de Diego Tomasi où les dégustateurs professionnels furent influencés par des photographies de paysages viticoles plus ou moins esthétiques.

Ce qui est sûr, pour Joël Rochard, c'est que s'il y a un bénéfice pour la communauté, la communauté doit aider ceux qui maintiennent ce patrimoine. Par exemple, promouvoir les paysages viticoles valorise la filière en sortant des débats hygiénistes.

Pour Michèle Constans, les consommateurs doivent "payer pour mettre du paysage dans leur verre".

Patrimoines paysagers et oenotourisme

Pour Fernando Bianchi de Aguiar, l'oenotourisme est un moyen de procurer des ressources à des actions de protection paysagère.

Les pionniers de l'oenotourisme n'étaient-ils pas les cisterciens ? interroge Nicolas Bouchard de l'Association des Vins d'Abbaye. Leur capacité d'accueil ne servait-il pas le marketing de leur vin ?

Hans Schulz est catégorique. Hormis la viticulture, et l'oenotourisme qui lui est attaché, il n'y a, pour certains vignobles allemands qui ont jusqu'à 75% de pente, pas d'activité possible.


Souhaitons encore de riches échanges de ce type, ainsi que l'approfondissement des recherches autour des paysages viticoles, dans une période où l'on prend conscience que "les valeurs qui font progresser l'humanité ne sont pas celles qui la font durer" (Jean-Pierre Perrin) et que "la science confirme chaque jour nos choix de dénuement technologique" (Aubert de Villaine).

 

Photos

- le public des rencontres

- Jacques Fanet et Aubert de Villaine

- Régis Gougeon et Jean-Pierre Perrin

Sites utiles

Chaire Unesco Culture et Traditions du Vin

Charte de Fontevraud

Les paysages culturels viticoles

Intervenants cités

Jocelyne Pérard - Titulaire de la Chaire Unesco Culture et Tradition du Vin, Université de Bourgogne
Pierre Terrier - Conseiller Régional Bourgogne
Michel Guillard - Coordinateur du dossier "Paysages du Champagne, Unesco
Philippe Roudié - Université de Bordeaux III
Joël Rochard - Institut Français de la Vigne et du Vin
Jorge Tonietto - EMBRAPA, Uva e Vinho, Bento Gonçalves, Brésil
Alain Carbonneau - SupAgro Montpellier
Jacques Fanet - Directeur du Syndicat des Coteaux du Languedoc
Eric Vincent - INAO
Fernando Bianchi de Aguiar - Université de Tras os Montes, Portugal
Jean-Pierre Chabin - Université de Bourgogne
Jean-Pierre Garcia - Université de Bourgogne
Marion Foucher - Université de Bourgogne
Roger Bessis - Université de Bourgogne
Régis Gougeon - Maître de conférence en physicochimie oenologique - Institut de la Vigne et du Vin Jules Guyot.
Aubert de Villaine - Président de l'Association pour le Classement des Vignobles de Côte-de-Nuits et de Beaune, des Villes de Dijon et de Beaune au patrimoine Mondial de l'Unesco
Christophe Lucand - Université de Bourgogne
Jean-Marc Bourgeon - Université de Bourgogne
Olivier Jacquet - Université de Bourgogne
Robert Chapuis - Université de Bourgogne
Patrick Demouy - Université de Reims Champagne-Ardenne
Luca Bonardi - Universita degli Studi di Milano
Michèle Constans - Ecole Nationale de Formation Agronomique de Toulouse-Auzeville
Tadamichi Yamamoto - Ambassadeur du Japon aupès de l'Unesco
Jean-Marc Valotton - Architecte - Urbaniste, Suisse
Nicolas Bouchard - Association des Vins d'Abbayes
Hans Schulz - Université de Wiesbaden / Geisenheim
Jean-Pierre Perrin - Président de l'Académie Internationale du Vin et de l'Académie des Vins de France

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